– Que fais-tu ici ?
– Je viens te voir.
– N'avais-tu pas assez de la folie ?
– Je te demande pardon. C'est moi qui était folle de croire que je pouvais vivre sans la sagesse, Fou.
...
– Et que veux-tu ?
– Reprendre mon errance. Faire quelques pas avec toi.
– Alors marchons.
...
– J'ai vu un pèlerin sur la mer. Immobile, il avançait dans les flots tumultueux. Il était seul et pourtant, lorsque l'eau refluait, nombreux étaient ceux qui l'accompagnaient. Et lorsque la nuit venait, une église s'élevait là où, quelques heures plus tôt, il se tenait. A ses côtés, j'étais seule et pourtant je ne l'étais pas. Tu étais avec moi, ainsi que bien d'autres qui demeurent en mon cœur. Cela m'a fait me demander ce qui fait le lien entre les êtres.
– En amitié comme en amour, il y a des désirs, des attentes. Le plus souvent, l'autre comble un manque en étant une des pièces du puzzle de notre vie, parfois il suscite la curiosité, nous interpelle ou nous questionne.
– Mais, une fois le manque comblé, une fois la curiosité satisfaite, qu'est-ce qui fait la profondeur d'un lien ? Pourquoi perdure-t-il ou s'achève-t-il ?
Toutes les rencontres que je vis s'inscrivent dans la fugacité de l'instant. Je me souviens d'un jeune homme, en pèlerinage vers lui-même, de la nuit illuminée par ses rires et ses aventures. Nous lui avions offert le gîte. Il nous a donné bien plus. Nous nous sommes quittés sur la promesse de renforcer le lien qui s'était tissé. Que pouvons-nous contre les tourbillons du temps et de la vie ? Je ne peux témoigner, comme certains, d'un lien tissé sans attaches, dessinant une histoire commune.
Même dans le monde virtuel, que l'on appelle la toile, d'ami je n'ai que toi, Fou ! Qu'est-ce qui fait que les liens que je tisse se défont immanquablement ?
– Peut-être ne fais-tu pas les bon nœuds ?
Le monde d'aujourd'hui est à la fois tangible et virtuel. La virtualité, bien qu'impalpable, est une potentialité indubitable. En théorie, les liens peuvent s'y multiplier à l'infini et cependant, de même qu'une rencontre, aussi riche soit-elle dans l'échange et le partage, ne débouchera pas forcément sur une relation durable, de même certains liens virtuels n'ont pas vocation à s'incarner quand d'autres, au contraire, attendent le face-à-face dans le monde tangible pour prendre pleinement leur essor. Lorsqu'elle est de cœur à cœur, la rencontre est toujours réelle et le lien que tu ne vois plus n'a pas pour autant disparu. Certaines rencontres sont une collision, d'autres une aventure ; certaines durent le temps d'un battement d'aile, d'autres suivent le cours d'une vie. Toutes relient à soi-même et participent d'un accouchement de l'âme ; ainsi il est des liens qui, éphémères, ont pour seule fonction de déclencher une mue et d'autres, plus pérennes qui contribuent à l'érection de l'Être, à son enracinement.
– Tu dis que les rencontres nous relient à nous-même. Mais très souvent, les liens que nous nouons ne sont que des attaches, voir des chaines. Peut-on tisser des liens à la manière du Petit Prince et du Renard ? Aimer sans entraves et donner vie à ce mouvement pareil à celui des blés caressés par la brise ? Un mouvement qui, comme le suggère Vildrac, fait que deux épis qui se frôlent engendrent une vague qui fera se frôler d'autres épis jusqu'à l'autre bout du champ, créant ainsi dans les cœurs un souvenir-lumière, un souvenir-arc-en-ciel allumant l'azur un instant ? L'Autre, même absent, même loin devenant celui qui donne une tonalité particulière au monde ? Et qu'en est-il du lien étrange, et dérangeant souvent, entre le serpent et le Petit Prince ?
– L'humain est " un animal social " qui a besoin du regard de l'autre pour s'édifier. Seul, sans personne pour le toucher, pour le regarder, il meurt. Tout au long de la vie, le besoin est irrésistible de se confronter à un autre soi. L'alter égo n'étant pas un clone de soi-même, mais l'autre qui rend la réalité du "Je suis" effective, sensible. Comment pourrais-tu savoir qui tu es, si un autre ne venait te questionner et confirmer ou infirmer ton ressenti ?
En réalité, ne fuis-tu pas l'Autre ? A cause de cela qui risque de te révéler ?
– Peut-être as-tu raison. Sans doute est-ce pour cette raison que je reprends immanquablement le chemin vers toi ! Parce que, toi, je ne te redoute pas.
...
– Ce qui nous lie est impalpable et perdure malgré mon insoumission. Mais tu te refuses à être serpent pour moi.
– Je ne peux être renard et serpent à la fois ! Je ne suis qu'un fou !
– Hum, très drôle...
– C'est toi qui es amusante. Te prendrais-tu pour le Petit Prince ?