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Esprits-rebelles
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23 janvier 2015

Encuentro

Les pierres portent en elles l'histoire de la terre où elles sont nées. Elles l'ont chuchotée, contée au cours des longues soirées d'hiver, lorsqu'elles étaient encore entreposées dans la carrière. Et puis, le tailleur est venu, on les a emportées, menées en cet endroit pour y bâtir une église. Aujourd'hui, dans le silence froid, elles disent la sueur des maçons, la ferveur des bigots, les sermons oubliés. La bâtisse, devenue une salle d'expositions, semble immense et le plafond de bois en coque de bateau incite les rêves à prendre une mer qu'ils n'ont jamais vue. 

L'homme, de taille moyenne, la soixantaine, entre dans ce grand bâtiment où règne l'atmosphère étrange de ces lieux de prières reconvertis. Bien qu'étant à l'initiative de la manifestation organisée ce jour, il se sent un peu comme un étranger dans ce décor anachronique qu'il n'a pas choisi. C'est le centre culturel de la ville qui a décidé de ce lieu pour exposer une rétrospective de Remedios Varo  et l'a chargé d'organiser le vernissage et d'envoyer les invitations pour cette soirée en avant première de l'exposition. 

Bien qu'il soit encore tôt, il reste de nombreuses petites choses à régler comme la mise en route du diaporama diffusant la vie de Varo, la sonorisation, la disposition du buffet... Il a du mal à se concentrer. Sitôt qu'il tente de fixer sa pensée sur ce qu'il a à faire, la même image s'impose à lui, troublant son esprit. 

Il secoue la tête, déjà les premiers visiteurs arrivent. En s'avançant pour les accueillir, il ne peut s'empêcher de chercher du regard un visage en particulier. Souriant à chacun, il souhaite la bienvenue, prononce une parole aimable accompagne un instant ceux qu'il connaît personnellement, puis revient vers la porte. Immanquablement. 

Le temps passe. Un doute s'insinue. Au milieu des allées et venues des invités, parmi les peintures, il attend. Et si elle ne venait pas ? Sachant qu'elle apprécie  cette artiste, elle a été la première sur la liste des personnes à inviter. Il sait aussi qu'il disposera de très peu de temps pour la voir,  lui parler. Ils n'auront guère le temps d'échanger, mais qu'importe. Chaque minute, chaque seconde passée auprès d'elle sera un instant de bonheur et il ne peut s'empêcher d'être fébrile à cette idée. Pourtant, il n'a plus l'âge de s'émouvoir ainsi, tel un adolescent à son premier rendez-vous. L'attente est longue, malgré tout. Un sourire par ci, un compliment par là, saluer ... dire quelques banalités ... et attendre. L'attendre.

Par la porte grande ouverte, il la voit s’approcher, comme auréolée de lumière. Son cœur bat la chamade. Et s’il n’était pas à la hauteur ? Un chapelet d’inepties défile dans sa tête. Elle est accompagnée et tout comme la première fois où il l’a vue, il ressent le même pincement de jalousie. Avant de la connaître, ce sentiment lui  était   étranger. Oh, il l’avait bien éprouvé une ou deux fois, lorsque, enfant solitaire, il enviait les gamins qui riaient et jouaient des heures durant ensembles. Mais en amour, jusqu’à ce jour, la jalousie, cette volonté de posséder l’autre juste pour soi, cette restriction de la liberté au profit de la seule jouissance personnelle, cette peur de perdre ce qui échappe à toute possession – l’amour de celle que l’on aime, lui était inconnue. 

Le couple s’avance à présent vers l’entrée et il n’ose aller à leur rencontre. Elle n’a jamais manifesté un sentiment autre qu’une sympathie polie à son égard. Comment pourrait-il avoir peur de perdre ce qui n’existe pas ? A travers l’immense salle, leurs regards se croisent et soudain c’est comme si plus rien n’existait en dehors de cela. Il ne comprend pas l’interrogation qu’il lit dans le sien, mais il se laisse happer par lui et, traversant la salle comme si elle était vide, il vient les saluer, respirer son parfum tandis qu’il lui serre la main, juste un peu trop longtemps. Ce faisant, il ne peut s’empêcher de jauger l’homme qui est à ses côtés. Il paraît bien plus âgé qu’elle mais ce qui le surprend est la douceur qui se dégage de son sourire, de ses yeux sombres qui semblent porter sur le monde un regard équanime. 

La fois précédente, cet homme n’était qu’une silhouette. Faire sa connaissance le dérange. Il voudrait pouvoir faire taire les tambours de son cœur. Oui, mais il cogne dans sa poitrine comme s’il voulait s’échapper de cette prison de chair et d’os pour s’envoler vers elle. Il a l'impression que les murs de pierres résonnent de ces battements, que toute la salle peut les entendre. Pire, il se sent rougir.

Après avoir échangé quelques mots, prétextant ses devoirs liés à l’organisation de la soirée, il s’éloigne. Bat en retraite serait plus juste. Quel idiot se dit-il ! Avoir osé imaginer qu’il suffirait de la rencontrer pour que ses rêves les plus fous deviennent réalité ! Son souffle se fait court, il est heureux et malheureux tout à la fois. Allant d’un invité à l’autre, d’une œuvre à une autre, il erre dans la vieille église, y puisant la paix qui l'habitait autrefois, jusqu’à ce qu’il  croise de nouveau son regard et y lise la même question qu’il ne comprend pas. Pour la première fois depuis qu’elle est arrivée, il la dévisage, s’imprègne de son image comme on respire un parfum, caresse ses formes, hume sa chevelure, suit la courbe de ses lèvres. Arrivé, sans vraiment l’avoir voulu, tout près d’elle, il boit son regard avant de détourner les yeux, non sans s’être laissé embrasser par son sourire l’espace d’un instant, vers l’œuvre devant laquelle elle s’est arrêtée.            

 

encuentro 1959

Coïncidence ? L’œuvre s’intitule  « Encuentro »
– D’après-vous, que rencontre ce personnage ? Ce coffret révèle-t-il « un fantasma » ou bien « su alma » ?
– Peut-être est-ce le fantôme de son âme ! Peut-être qu’il n’ouvre pas la boîte mais qu’il l’a ferme pour éviter d’être mis à nu par ce qu’elle contient ?  

A peine a-t-il prononcé ces mots qu’il les regrette en voyant de nouveau ce regard étrange, qui questionne… S’interroger sur une œuvre d’art, quelle qu’elle soit, c’est s’interroger sur soi même, sur ce qu’elle met en mouvement au sein de l’être. En parler, c’est prendre le risque de se dévoiler. Aussi se hâte-t-il de revenir sur un terrain plus ferme. 

 – Remedios Varo a vécu une vie mouvementée, marquée par la guerre et  une éducation espagnole assez rigide. Qui peut savoir ce qu’abritent tous ces coffrets soigneusement rangés ?
– Ne trouvez-vous pas que le vêtement ressemble à la soie d’un cocon qui se déchire ? 

C’est à son tour de lui lancer un regard interrogateur.
– Je pense que Varo maniait les couleurs comme les enlumineurs, continue-t-elle. N’est-ce pas vous qui avez étudié la symbolique des couleurs dans les représentations picturales du moyen âge ? 

Il tremble de nouveau, son cœur s’emballe, elle se souvient de leur conversation passée.
– Oh, je porte un grand intérêt à ce sujet, mais n’ai jamais vraiment pris le temps de l’étudier.
– Le bleu symbolise l’intériorité. Il s’agit, ici, d’un bleu ciel mêlé de mauve qui pourrait traduire l’élévation de l’âme, plus que … 

Sa voix l’ensorcèle, il perd le fil des mots pour n’écouter que leur musique aux rythmes envoûtants de nuits étoilées, aux accents enflammés d’une terre gorgée de lumière, damée par les pieds nus de danseuses aux yeux de braises. 

– … et sans doute avez-vous raison.
– Raison ? 
Il revient à lui, à elle et laisse dans cet ailleurs le chant  du feu courant dans ses veines  et qui a couvert un instant les mots qu’elle prononçait. 
– A propos des boîtes. Il y a en chacun de nous des reliquaires renfermant nos secrets, nos blessures, nos rêves. Nous pouvons les oublier sur une étagère ou bien les ouvrir lorsque nous voulons comprendre et aller de l’avant. 

Il ne répond pas. Il voudrait pouvoir lui dire qu’elle ouvre l’un de ces coffrets à secrets où sont enfermés ses rêves. Il voudrait lui avouer qu’elle est comme ces boîtes à musique de son enfance où une petite figurine vivait endormie, attendant qu’un cœur aimant soulève le couvercle pour lui permettre d’être ce qu’elle était : une danseuse mettant les rêves en mouvement ; que sa voix est le chant d’une terre de feu  coulant dans son sang,  faisant battre son cœur au rythme endiablé des guitares. 

Sans prévenir des vers de Hauge lui reviennent à l’esprit : « Ne t’approche pas, ne t’approche jamais. »  Était-ce une étendue lumineuse ou une étendue de lumière qui devait demeurer ? Il ne sait plus mais il se souvient de cette image qui est restée. Celle d’un désert immense, comme une étendue de silence complice, entre deux âmes. Celle d’un espace qui ne sépare pas mais relie au contraire. 

Pourtant les mots résonnent : "Ne t’approche pas, ne t’approche jamais." Alors il boit une dernière fois son regard et fait un pas en arrière. 

– Il est des reliquaires qu’il est peut-être préférable de laisser fermés… 

Avec soulagement, mais aussi avec un certain agacement, il s’efface devant son compagnon qui vient de les rejoindre. Un sourire, un mot de politesse, puis il s’éclipse. Il converse avec quelques uns, prend un verre avec quelques autres avant de s’isoler sur le parvis de cette ancienne église, le temps de retrouver un semblant de calme. Le temps que son esprit cesse de dessiner avec ardeur d’impossibles rêves que les pierres aspireront aussitôt. 

Il regarde ce granit lissé par d’innombrables pas, d’innombrables prières. Pourtant aucun ciel ne s’y reflète et ses veines se teintent du sang des tailleurs de cœurs qui ont arraché au sein de la terre ce temple aujourd’hui oublié. 

Une volée de marche à peine et le voilà dans la ville. Il fuit un peu plus loin, il fuit l’ombre de ce sourire qui le suit, ce regard dans lequel il se perd malgré lui. Mais c’est un autre parvis qui l’accueille, un autre temple. Une église voûtée de pierres, voussée de prières où gisent des rois d’autrefois, impassibles dans une mort qui les a pétrifiés pour l’éternité. Nulle vieillesse pour eux, mais l’effacement et l’oubli. Leurs noms auront depuis longtemps disparu des mémoires lorsque le temps aura gommé leurs traits, effiloché les dentelles de granit drapant leurs dernières couches. Lui-même ne sera plus que poussière balayée par le vent ne se souvenant plus d’aucun émoi. 

Il entre dans l’édifice. Il sait qu’il devra retourner affronter l’océan de ses contradictions dans la nef qui vibre de sa passion. Il ploie, pose un genou à terre, expire quelques mots oubliés. Ses yeux errent sur les rosaces , sur l’autel et un bestiaire, colonne de pierre sculptée où s'entrelacent le temps et l'espace, les hommes et les bêtes en un zodiac fantastique. Sa pensée s’égare le long de la colonne, il ne sait plus guère ce qu’il doit faire. Son cœur brûle, son âme se perd. Est-il possible d’aimer ainsi ? D’aimer juste un regard, un parfum, une voix ? Il est des reliquaires que l’on devrait laisser tomber en poussière, des prières que l’on devrait taire. Il inspire tel un noyé qui suffoque et cherche désespérement de l'air puis se relève. A pas lourds, il s’en retourne par une travée latérale, passe le portail devant lequel il s’arrête quelque temps. Le soleil au ponant fait resplendir les pavés. Il voudrait pouvoir s’en aller avec lui. Mais, déjà, le chariot de feu disparaît derrière les toits et il n’a d’autre choix que de rejoindre la vieille église, Varo, tous les invités et  Elle. Sa chevelure, ses yeux couleur de nuit, sa voix, dont le timbre envoûtant lui rappelle le chant des dunes.

Il entre à pas lent dans la pénombre du vieux bâtiment. La fraicheur le fait frissonner un instant. Il s’immobilise. La cherche des yeux. Mais il fait sombre après la clarté du dehors. Son regard se pose sur les peintures, la « Huida » est là, juste devant lui et l’attire, l'appelle. 

Comme hypnotisé, l’homme marche vers le tableau. Il regarde les deux personnages dans la barque. Ils vont sereinement sur des nuages dont on dirait qu'il sont de feu, si sereinement … Il s’approche. Il lui semble soudain qu’il lui suffirait d’un pas de plus, qu’il lui suffirait de tendre la main… 

Il s’écarte. La cherche du cœur. Quand enfin il rencontre ses yeux, il y lit la même question qu’une heure plus tôt.  Il voudrait comprendre, mais il est trop tard. Il lui sourit puis se tourne de nouveau vers le tableau. Sans hésiter, il s’avance et monte dans la barque.

 

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La poésie est un chant et une parole.
C'est une parole qui parle à la parole de l'homme et qui permet, si elle est entendue, la part miraculeuse de l'existence - Gabriel Mwènè Okoundji -



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