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Esprits-rebelles
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29 septembre 2016

Page de lumière

 

Voilà longtemps qu"elle ne s'est pas assise à cette petite table sous la fenêtre. La dernière fois, c'était à la tombée du jour, avant de devenir pierre puis poussière. Il y avait alors à ses côté, fumant d'une saveur amère, une tasse d'un breuvage sombre.

Aujourd'hui, elle peut entendre le chœur des moniales du couvent voisin chanter Tierce, l'heure où le jour s'est imposé, où la nuit n'est plus qu'un souvenir et l'ombre du semeur, la plus élancée sur le cadran de pierre. Devant elle un encrier, une feuille, une plume et le temps. Par le carré de lumière, elle peut saisir d'un regard le soleil et la lune. Si proches l'un de l'autre et pourtant si loin de se retrouver. Les quelques nuages qui passent égrènent les lettres des mots qui germent dans le terreau du cœur et prennent leur essor sur la liturgie des heures. Il leur faut le silence pour grandir et advenir à l'esprit qui les cueillera d'une plume assurée pour les poser sur la feuille. Il leur faut la musique du ciel ciselant les murs de prières pour fleurir et embaumer chaque pensée.

Le matin s'étire comme un chat. Langoureusement. L'esprit rêveur n'a encore tracé nulle esquisse bien que la moisson soit mûre et prête pour la récolte. Qui sait ce qui le retient ? Un scrupule, sans doute, à laisser s'envoler la fragrance de l'âme, le voluptueux parfum d'une sensualité dans laquelle il se perd parfois.

Souvent en parlant de sensualité, on entend les sens du corps qui ressent par la vue,  le toucher, l'odorat, le goût et l'ouïe le monde dans lequel il évolue. L'érotisme est alors jubilation de tous ces sens et la sexualité en est l'incarnation et l'accomplissement. Mais il est certain qu'il existe une sensualité de l'âme avec des sens propres au monde invisible qui est le sien. L'érotisme qui les exalte ne peut s'incarner. Pourtant, il participe d'un accouchement, comme lorsque deux êtres s'épousent et engendrent un nouvel être, à la différence que deux âmes n'en mettent pas au monde une nouvelle, mais s'enfantent mutuellement.

Comme mue par elle-même, ou par le battement d'aile d'un ange, la main s'est emparée de la plume et s'est mise à danser sur la page vierge, ébauchant tout d'abord un chant pour se ressouvenir de ce visage qui n'a cessé de la guider à travers les âges. Elle trace ensuite les signes qui se feront lettre qui sera portée jusqu'à son regard. Vie après vie, elle persiste à lui écrire, à l'interroger, à le supplier parfois. Vie après vie, lorsque l'errance se fait trop lourde, elle trouve une table, un encrier, une plume et un carré de lumière pour mettre au monde les notes entre les silences.

Mon Ami,

Il y a longtemps que je n'ai pas pris le temps d'écrire ainsi. J'ai espéré, rêvé, rejeté tout espoir, appréhender le désir et, en fin de compte à cette heure, il semble que plus rien ne demeure en moi hormis ce qui est Vie. Même les doutes s'estompent. Ne reste que toi, once d'espérance faisant battre mon cœur, palpiter l'âme. Quand tu m'as tendu la main, la première fois, je me suis comme éveillée d'un songe sans couleur, d'une mort sans douleur. Malgré cela, je me suis détournée de toi plus d'une fois pour revenir immanquablement.

Car sans toi, je n'aurais pas eu le courage de m'aventurer sur les landes brumeuses de l'esprit et, bien que je cherche encore un endroit où m'égarer pour fuir une nouvelle fois, je connais à présent chaque touffe de bruyère, chaque tourbière, chaque marécage. Je ne peux plus me perdre. J'ai beau faire, chaque pierre ou racine m'est devenue familière à tel point que si je trébuche, je ne peux tomber. Je suis de nouveau piégée sans l'être avec dans le cœur un sentiment qui me grandit et que je voudrais circonscrire ; avec une claire vision que je refuse mais qui éclaire mes ténèbres.

Ainsi, je n'ai plus besoin de tes yeux pour voir désormais, ni de ton cœur pour entendre. Mais nos promenades me manquent. Lorsque, à la saison des feuilles brunes, nous partions et que la brume n'était pas encore levée, tu t'éloignais de moi juste assez pour être soustrait à ma vue, t'amusant de ma frayeur à me retrouver seule. Tu m'étreignais avec tant d'Amour ensuite que tout brouillard s'en trouvait dissipé. J'apprivoisais la peur, me familiarisais avec l'Amour. Auprès de toi, j'ai appris à me défaire de l'une, à me vêtir de l'autre.

Aimer, ce n'est pas s'attacher ni enchaîner ; ce n'est pas seulement avoir un désir, une soif ou une faim que seul l'autre peut combler.
Aimer, c'est avoir dans le cœur un chant, comme une prière qui nous rend réceptif, attentif au monde, à l'autre et nous met dans un état d'accueil. En étant attentif au monde, la conscience s'élargit. Esprit et âme se rejoignent et le corps est en paix. L'être se libère. Mais que signifie être libre ? Il y a peu, je pensais que cela voulait dire ne dépendre de personne. Mais être vraiment libre c'est surtout être responsable et en accord avec soi-même. C'est renoncer à toute justification, renoncer à avoir tort ou raison, renoncer à combattre pour ou contre. Il n'y a pas de justice dans l'Amour, mais une justesse qui guide et éveille.

Aimer, c'est faire le choix de la liberté. Pour soi avant tout, mais aussi pour l'autre puisqu'il est un autre soi. Car on enferme pas l'Amour, même dans le cœur. Aussi grand soit ce dernier, il sera toujours trop étroit. L'Amour est le jour de l'âme. Sa lumière et son ombre tout à la fois. Cela aussi, c'est auprès de toi que je l'ai appris. Tu ne m'as rien enseigné, rien inculqué, aucun savoir. Mais tu m'as montré, tu m'as instruite. Par ce que tu es, la connaissance de l'Être féconde le vivant alentour.

Je me débats encore contre cette connaissance qui s'instille en moi, contre cette nature vibrante. J'ai tenté de m'en défaire en t'aimant à en perdre la vie. Et j'aurais presque réussi si cette brume un peu grise et terne n'était apparue dans ton regard. Alors j'ai vu que ce que je suis imprègne aussi le vivant alentour et que mon âme, lorsqu'elle est corrompue, peut corrompre à son tour.

Rassurée par la chaleur de ton cœur, par la douceur de ton regard, je me suis confiée à toi sans fard. J'ai ôté tous les voiles, un à un, jusqu'à en être nue. Comment aurais-je pu augurer de cette pudeur inattendue, de cette brume s'interposant à la vue ?

Si la nudité de mon âme doit devenir source de trouble, alors je la vêtirai de soie, mon Ami. Je la masquerai afin de ne plus troubler la tienne. J'acquerrai la maîtrise de cet incendie qui consumme l'être, je lui bâtirai un âtre pour maintenir flammes et braises et garder vivant ce feu qui réchauffe l'esprit, gourd d'avoir errer sur les terres froides.

Je ne peux te promettre  d'accepter pleinement ce qui frémit, grandit et s'agite en mon âme. Mais tu es l'unique prière que je connaisse et marcher en solitaire sur la lande est bien trop triste. J'espère avoir encore la joie de partager avec toi quelques morceaux de ciel, quelques poussières d'étoile et de pouvoir feuilleter encore une fois certains ouvrages en parchemin dont les enluminures disent l'invisible de l'âme quand les mots ne le peuvent.

Je ne sais quand cette lettre te parviendra, un courant d'air soudain en a déjà emporté une partie, mais je sais que, d'une manière ou d'une autre, l'indicible trouvera un chemin jusqu'à ton cœur.

Ta dévouée et insoumise amie.

 

 

 

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Commentaires
E
Intemporel ce texte. Je l'avais lu, rapidement.<br /> <br /> Maintenant je prends le temps et...<br /> <br /> Waouh ! Que de vibrations !<br /> <br /> Tout est dans le titre : page (ou mots) de lumière.<br /> <br /> <br /> <br /> Je relève un extrait, à méditer (selon moi) :<br /> <br /> "Mais que signifie être libre ? Il y a peu, je pensais que cela voulait dire ne dépendre de personne. Mais être vraiment libre c'est surtout être responsable et en accord avec soi-même. C'est renoncer à toute justification, renoncer à avoir tort ou raison, renoncer à combattre pour ou contre. Il n'y a pas de justice dans l'Amour, mais une justesse qui guide et éveille."<br /> <br /> <br /> <br /> Merci pour ce partage, Auria
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La poésie est un chant et une parole.
C'est une parole qui parle à la parole de l'homme et qui permet, si elle est entendue, la part miraculeuse de l'existence - Gabriel Mwènè Okoundji -



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